NUIT INCOLORE
LA LOI DU PAPILLON
Aussi bien dans sa trajectoire que dans les références sur lesquelles il s’appuie, Nuit Incolore reste un original à la marge fédératrice, capable de chambouler les affects, les émois, les surmois d’une partie de la jeunesse. Puisque nombreux l’ont déjà rejoint dans les méandres de son âme qui tourbillonne, marchant en rang derrière ses premières chansons et propulsant le garçon comme révélateur d’un mal être générationnel par bouche à oreille et l’entremise des réseaux sociaux. Celui qui a connu sa première caisse de résonnance sur Tik Tok écrit son avenir en accéléré. Sans tambour médiatique et seulement sur la foi de deux EP, Histoires de nuit 1 et 2, il a déjà rempli le Café de la Danse et le Trianon. Avec une troisième mini-livraison de cinq titres, Insomnia, il est parti à l’assaut des festivals.
Se souvenir encore de l’été dernier et d’une banderille triomphante plantée avec le morceau Dépassé, plongée au cœur d’un questionnement sur ses racines vietnamiennes. Effet viral, excès de vitesse en rotation radiophonique et certification de platine (plus de trente millions de streams). A l’amorce de La loi du papillon, nouvel étage en grand format d’une fusée allumée à la rentrée 2022, Nuit Incolore fonce vers les 400 000 abonnées sur la plateforme musicale qui l’a révélé.
Derrière ce nom autant trouble que poétique, se cache Théo Marclay. Timide, introverti, solitaire, attiré par le noir vestimentaire, physique émacié et longiligne de film d’animation asiatique. De lui, il faut savoir une adoption à l’âge de cinq mois par un couple suisse, une enfance qui trouve son décorum dans les montagnes isolées du canton francophone du Valais. Les parents tiennent un magasin de vente et de réparation d’instruments de musique. Le père joue du clavier, la mère de l’accordéon. Ensemble, ils arpentent les bals, essentiellement de la variété française au répertoire. Presque une évidence que le jeune Théo touche alors son premier piano à l’âge de sept ans malgré ses intentions de devenir gardien de but de football. Une décennie de conservatoire avant une entrée à l’Université de Fribourg pour étudier la musicologie et la littérature française. Lorsque surgit la crise sanitaire, la Suisse est en semi-confinement. La journée, il suit les cours en visio. La nuit, il ne se ment pas, compose et écrit viscéralement dans sa chambre d’étudiant ou le chalet familial.
La nuit, son espace d’abandon, son refuge, son exutoire. Il y trouve une incandescence intime, mélange de quiétude et d’inquiétude pour allumer une aurore autrement désirable. Nuit Incolore donc, une sorte d’avatar et d’extension de lui-même. Qui puise ses élans dans les mangas et les codes des séries, chez Aznavour, Kyo, Tsew The Kid. Ou dans la mythologie, la littérature (Sartre et Dante, en tête) et le lyrisme des bandes originales du studio Ghibli. Si Histoires de nuit 1 et 2 trouvent leur essence au sein du fictionnel, Insomnia opère une mue introspective. Errance existentielle qui atteint son apogée avec La loi du papillon.
L’album aurait d’ailleurs pu s’appeler aussi Psyché. En grec, cela désigne à la fois l’âme humaine et le papillon. Nuit Incolore s’empare ici du mythe pour une variation autour de la symbolique et dresser en même temps un parallèle inhérent à son adoption. Point de départ : une naissance inconnue. Arrivée : une élévation sous le feu des projecteurs. Entre les deux, le parcours initiatique de son âme, traversée par les épreuves que celle-ci doit franchir pour tendre vers le bonheur et une forme d’immortalité.
Du spleen, de l’auto-dépréciation, du livide, des doutes. L’humeur embrasse les remises en question et le manque de confiance en soi. De la pop mélancolique, émotive – à ne pas confondre avec lacrymal –, du lyrisme patraque, des percées urbaines, lo-fi (le final d’A l’inverse, où l’on entend les échos de sa chambre), des ballades tracassées (Paradoxe, en duo avec Mentissa). De l’épique aussi, à la manière de cette ouverture aux allures cinématographiques (L’envol).
Nuit Incolore aime les symboliques et les chansons à multiples lectures. Elles pullulent dans ce disque irrigué par la notion de voyage, écrit en studio, dans le chalet suisse, au Japon, dans les trains. Et même parfois en journée puisqu’il a été conçu avec le concours de producteurs et d’arrangeurs. Il y a là des états des lieux (Quand je vois mon âme), des amours à distance (Crush), des portraits sous influence Aznavour (La fille du kiosque). Nuit Incolore s’associe avec l’idole de son adolescence Tsew The Kid, son premier concert en tant que spectateur, pour une échappée sous couvert de cauchemars (Bêtes noires) ainsi qu’avec celle de son enfance Kyo (Rendez-vous).
Nuit Incolore dégaine sa pop mouvante et protéiforme, paré d’atours textuels sombres à la noirceur bouillonnante, sans jamais détourner le regard de mélodies. Il est sorti de sa chrysalide. Son âme est bel et bien debout.